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J’ai occupé les jours suivants à travailler, ne mettant le nez dehors que pour de courtes explorations de repérage professionnel. Mon portable ne fonctionnait pas et je ne tenais pas plus que ça à contacter l’Agence 13 par la ligne terrestre. En effet, je ne pouvais écarter l’éventualité que la conversation soit écoutée par la standardiste locale ; si elle s’avisait d’avertir Pitman que j’avais enfreint ses consignes de confidentialité, je me retrouverais en fâcheuse posture.
J’avais peut-être commis une erreur en signant cet engagement qui m’obligeait au secret absolu, mais depuis quelque temps c’était devenu la mode, à L.A. comme ailleurs. La paranoïa du plagiat et de l’espionnage industriel poussait le moindre entrepreneur de troisième zone à exiger que cette clause figure dans les contrats.
Par ailleurs, j’étais à peu près certaine que Devereaux m’enverrait promener en me répétant qu’il n’était pas là pour écouter mes pleurnicheries et que je n’avais qu’à me débrouiller toute seule, comme une grande. Le « comment » et le « pourquoi » ne l’intéressaient pas. Il ne connaissait qu’un seul mot : « Combien ? » Peu lui importait de savoir comment je m’y prenais, la seule chose qui comptait à ses yeux, c’était que je revienne avec un chèque en poche. Tout le reste n’était pour lui que « péripéties », et chaque fois que j’avais voulu lui raconter mes aventures, il m’avait interrompue d’un geste signifiant : « Qu’est-ce que vous voulez que ça me foute ? »
J’ai téléphoné à trois reprises à Noah afin d’obtenir des nouvelles de la serveuse blessée, mais chaque fois, une voix féminine au timbre désagréable m’a répondu qu’il était absent. Enfin, à la quatrième tentative, il a décroché pour m’assurer, d’un ton las, que je n’avais aucune raison de m’inquiéter.
— Beaucoup de bruit pour pas grand-chose. La blessure était superficielle, a-t-il expliqué. Par mesure de prudence, la fille a été transportée à l’hôpital de White Fork. Elle en sera sortie dans une semaine. À titre de dédommagement, la municipalité lui offrira quinze jours de convalescence à New York et un billet pour Cats. Beau geste, non ?
— Et les chasseurs ?
— Le shérif n’a pu leur mettre la main dessus. Sans doute des braconniers. Ne pensez plus à ça, concentrez-vous sur votre travail, Norman a prévu de vous rencontrer dimanche matin. Il faudra vous montrer convaincante si vous voulez emporter le contrat.
Après avoir aligné quelques banalités il a mis fin à la conversation, comme s’il était débordé.
L’après-midi, Trois-Griffes s’est présenté pour renouveler les provisions. Il amenait des cartons remplis de nourritures variées ainsi qu’un nombre étonnant de bouteilles de vin et d’alcool, comme si on comptait sur l’ivresse pour me faire tenir tranquille.
Je n’ai pas pu m’empêcher de lui parler de l’« accident de chasse ». Je n’aurais sûrement pas dû, mais j’étouffais de curiosité. Il s’est balancé d’un pied sur l’autre avant de répondre :
— Faut pas trop vous fier à ce que raconte Noah Jensen, je sais qu’il a l’air sympa à première vue, mais c’est un mec tordu. Vous savez comment il a obtenu le poste qu’il occupe ? En faisant chanter le maire. Jensen a débarqué ici un beau jour pour fouiner dans les archives de la ville. C’est un malin, et il connaît son boulot. Il ne lui a pas fallu longtemps pour trouver de quoi confirmer ses théories. S’il avait publié ses découvertes, le projet du parc de remise en forme était foutu. Aucun des bobos ou des yuppies que Pitman envisage de plumer n’aurait accepté de mettre les pieds à Late Encounter, un village pratiquant l’épuration ethnique ! Jensen s’est débrouillé pour pousser la municipalité à le « convaincre » de brûler ses notes et de devenir amnésique. En réalité, il avait prévu ça depuis le début, et il comptait bien que les choses tournent de cette façon. Il a refusé la somme d’argent qu’on lui proposait, puis il leur a expliqué en séance secrète qu’il désirait autre chose…
— Quoi donc ?
— Depuis son arrivée il avait des vues sur Mary Connagan, une très belle fille qui travaille aux locations de bateaux, au débarcadère numéro 3. Il avait bien essayé de l’emballer, mais Mary ne voulait pas de lui, elle était raide dingue d’un gars du pays, Jim Braslow, un bûcheron. Noah Jensen a expliqué qu’il accepterait de ne pas publier ses travaux si on lui « offrait » Mary Connagan, en sus d’un emploi fictif bien rétribué et d’un logement de fonction confortable.
J’ai écarquillé les yeux, abasourdie.
— Vous voulez dire…, ai-je bredouillé.
— Vous avez parfaitement compris. Pitman est intervenu ; je ne sais comment il s’y est pris, mais Mary a rompu avec son fiancé pour épouser Noah.
— Mais comment…
— Je vous le répète, je n’en sais rien. Peut-être Pitman l’a-t-il menacée de la chasser de la ville ou d’exercer des représailles sur Jim Braslow ? Ce serait dans ses cordes. Quoi qu’il en soit, Mary est devenue la femme de Jensen et lui a donné deux gosses. On ne peut pas dire que ça l’a épanouie. Elle s’est mise à boire. Elle a beaucoup grossi. Difficile aujourd’hui de s’imaginer combien elle était belle il y a seulement six ans. Je n’invente rien, Pitman l’a vendue à Noah Jensen en échange de son silence. Voilà le genre du gars. Au demeurant, il drague toutes les filles qui passent à sa portée. S’il est venu à Late Encounter, c’est en partie parce qu’il avait engrossé l’une de ses étudiantes et qu’une inculpation pour détournement de mineure lui pendait au nez. Soyez prudente, c’est un drôle de bonhomme. Il adore jouer les victimes en tablant sur l’instinct maternel des nanas, et généralement ça fonctionne. Il a obtenu ce qu’il voulait, mais à présent il est coincé ici, et il étouffe, il cherche une combine pour se tirer dans de bonnes conditions. Il va essayer de vous vendre sa salade pour que vous l’aidiez à refaire sa vie.
Je n’en revenais pas. Qui mentait ? Qui disait la vérité ?
Incapable de trancher, je suis revenu à l’incident du restaurant.
— Noah m’a dit que la blessée est à l’hôpital de White Fork, ai-je conclu.
Trois-Griffes a poussé un rugissement.
— La serveuse s’appelait Beverley O’Keefee, a-t-il corrigé. Elle avait dix-huit ans… et elle est morte dans le cabinet de Morton Dixley, le toubib de Late Encounter, une heure après y avoir été transportée par le shérif. Elle a été inhumée la nuit même. Elle n’avait pour toute famille qu’une vieille tante qui l’hébergeait. Ce n’est pas elle qui criera au scandale, elle ne tient pas à se retrouver expropriée par la municipalité. Pitman a chargé Noah de répandre la fable qu’il vous a servie. En ville, tout le monde sait à quoi s’en tenir, mais ils joueront le jeu par crainte des représailles. Vous n’en trouverez pas un pour dire la vérité.
— Si, vous.
— Moi, je ne suis pas des leurs. Je n’ai pas à respecter leurs lois.
J’ai pris le temps de digérer l’information.
— À propos, ai-je repris, cet accident m’a paru bizarre. Ces flèches…
Trois-Griffes a haussé les épaules.
— Normal, a-t-il soupiré, ce n’est pas un accident. C’est un châtiment.
— Que voulez-vous dire ?
— C’est le prix qu’ils doivent payer pour leurs crimes. Ils le savent. Ils voudraient bien s’y soustraire mais ils n’y arrivent pas. Disons que c’est une espèce de… loterie.
Il a soudain semblé pressé de prendre congé.
— Écoutez, a-t-il conclu en se dirigeant vers son pick-up, tout ça c’est très mauvais pour vous. La loterie n’épargne personne, elle ne choisit pas sa cible. La prochaine fois, ce sera peut-être votre tour.
Il a démarré en trombe, m’abandonnant à ma stupeur.
Je dois avouer que ses confidences m’ont taraudé l’esprit pendant le reste de la journée. Rien d’étonnant à cela puisqu’elles renforçaient ma tendance naturelle à la paranoïa. Je suis sortie à plusieurs reprises sur la véranda pour examiner le ciel d’un œil méfiant. Depuis l’incident du restaurant je me sentais en état de vulnérabilité dès que je me déplaçais à découvert. Je ne cessais de me demander si la serveuse n’avait pas été atteinte par erreur… ou plus exactement : à ma place.
L’atmosphère bizarre qui planait sur le village rendait crédibles les craintes les plus aberrantes. Je ne savais à qui accorder ma confiance. Tanner Holt m’évitait comme si j’avais la peste. Je n’osais plus allumer le téléviseur de peur de tomber sur l’une de ses pitoyables émissions où, déguisé en présentateur souriant, il égrenait un flot de nouvelles sans intérêt. À force de tarabuster Noah, j’avais obtenu qu’on mette à ma disposition une vieille Jeep Willis au capot cabossé. C’est au volant de cette antiquité – qui avait probablement participé à l’opération Overlord – que je me suis enfoncée dans la forêt à la recherche de la tanière de Trois-Griffes. Je voulais tirer les choses au clair. Une fois sous la voûte de feuillage j’ai éprouvé un sentiment de relative sécurité. Bouger me calmait les nerfs. Il m’a fallu un certain temps pour dénicher la bicoque de mon énergumène. Elle se dressait au cœur d’une clairière et se réduisait à un bungalow des plus sommaire. Un crâne d’élan surmontait la véranda. Les parois de rondins disparaissaient sous un amoncellement de matériel pittoresque disposé là à l’intention des touristes : raquettes, pièges à loup, nasses diverses, hachettes, ossements sculptés… sans oublier un canoë en écorce, typiquement indien.
Trois-Griffes se balançait dans un fauteuil à bascule, une bouteille de root beer à la main. Il n’a pas fait mine de se lever pour me saluer. Quand je me suis approchée, j’ai remarqué qu’il sentait fort, la sueur et la crasse. Ses mocassins laissaient apercevoir des chevilles caparaçonnées de saleté. Sur un tabouret, à portée de main, reposait un livre écorné : L’Herbe du diable et La Petite Fumée, de Castaneda. Par la porte ouverte j’ai distingué des piles de bouquins à l’intérieur de la cabane. Les grands textes sacrés de l’Humanité, mais également des ouvrages de mathématiques supérieures et de philosophie, Thoreau, notamment, et ses fameuses dissertations sur la vie sauvage. Trois-Griffes y comprenait-il quelque chose ou n’étaient-ce là que les éléments d’un décor destiné à se donner le genre ermite surdoué ?
— Je suis venue continuer notre conversation, ai-je lancé d’un ton qui se voulait désinvolte.
— Je sais, a-t-il grogné. Vous êtes comme Lenora Wake, une petite Blanche imbue d’elle-même, et finalement très naïve ; vous vous croyez beaucoup plus forte que vous n’êtes en réalité.
Je me suis assise sur un billot de bois, en face de lui. Il ne m’a pas offert à boire. Les yeux mi-clos, il paraissait sur le point de s’endormir.
— Pitié, ai-je martelé. Épargnez-moi le numéro du sachem misanthrope ! Je veux tout savoir sur cette histoire de loterie.
Il a jeté sa bouteille par-dessus la rambarde et s’est étiré en grognant comme un ours.
— Alors ça va prendre du temps, a-t-il lâché, parce qu’il faut remonter loin dans le passé pour comprendre comment les choses se sont enchaînées les unes aux autres. Ça a commencé avec Pope, le photographe qui accompagnait les colons. L’auteur des clichés que Jensen cache dans son bungalow « secret ». Ces images qui montrent le campement des Kichawas dévasté par la maladie. Pope ne s’est jamais consolé d’avoir pris ces photos ; ce souvenir l’a harcelé comme un remords jusqu’à la fin de sa vie. Il avait conscience d’avoir participé à une mauvaise action. C’était tout à son honneur, parce qu’à l’époque on ne se prenait pas la tête pour une poignée d’Indiens massacrés. Les honnêtes gens considéraient ça comme une opération d’assainissement et s’en félicitaient. Le général Custer jouissait d’un prestige qu’on a du mal à concevoir aujourd’hui. Il était reçu dans les salons de la bonne société comme LE héros américain par excellence.
Je sentais qu’il avait enfourché son cheval de bataille mais je n’osais l’interrompre ; le sujet était délicat en diable. Par chance, il s’est de lui-même remis sur les rails.
— Je pense que c’est pour cette raison que Pope a renoncé à son métier de photographe et qu’il a bazardé son matériel. Par ailleurs, les clichés du massacre lui faisaient peur, à tel point qu’il n’a pas osé les détruire. C’est ainsi qu’ils ont échoué dans les caves de la mairie, au fond d’une malle bardée de chaînes. Pendant les années qui ont suivi, Pope a été la proie de cauchemars insoutenables, puis il est devenu somnambule. La nuit, il sortait de sa boutique et errait sur les rives du lac en bonnet de nuit, pieds nus, qu’il pleuve ou qu’il neige. Au cours d’une crise, il a marché jusqu’au bout du débarcadère. Comme il fallait s’y attendre, il est tombé à la flotte. C’était l’hiver, l’eau du lac était à un degré. Il est mort en moins d’une minute, foudroyé par l’hypothermie. On a retrouvé son corps pris dans les glaces.
Trois-Griffes a pris le temps d’une pause théâtrale pour ménager ses effets. Il y avait du cabotin en lui ; un côté bateleur de foire qui nuisait à la crédibilité de ses propos. Il aurait gagné à en faire moins, mais je suppose qu’il en avait pris l’habitude auprès des touristes. Cela me rappelait les histoires de fantômes que les gosses se racontent l’été, autour d’un feu de camp en grillant de la guimauve.
— Mais la maladie du photographe s’est répandue, a repris mon interlocuteur. Le somnambulisme… Peu à peu, ils en ont tous été atteints. De plus en plus de gens ont commencé à marcher dans leur sommeil. Ils sortaient de chez eux, qu’il pleuve ou qu’il vente, pour prendre la direction du lac… Arrivés sur la berge, ils se foutaient à l’eau. Je n’invente rien. Si vous visitez le cimetière, vous constaterez en lisant les pierres tombales qu’il y a beaucoup de noyés parmi les défunts. Beaucoup trop. Pendant des années, ça a fait autant de ravages qu’une épidémie. Les villageois se couchaient, puis, vers une heure du matin, se relevaient pour s’en aller gambader sur la rive. Certains plongeaient du débarcadère, d’autres détachaient une barque et ramaient jusqu’au milieu du lac avant de sauter à la flotte. Comme on repêchait des cadavres en chemise de nuit, il était difficile de faire passer ça pour un accident de travail. La peur s’est installée.
— Et, selon vous, qu’est-ce qui les poussait à agir ainsi ? ai-je demandé.
— Le remords, sans doute. C’était comme si Pope les appelait du fond du lac pour les inviter à le rejoindre. Je peux vous assurer que personne ne rigolait. Il y en a qui s’attachaient avec une corde au pied de leur lit, d’autres qui cadenassaient leur porte de l’intérieur et cachaient la clef au sommet d’une armoire… un tas de ruses débiles censées les empêcher de sortir. On commençait à murmurer que c’était la malédiction des Kichawas, que les colons passeraient tous, jusqu’au dernier. Le maire a eu l’idée d’instaurer un tour de garde. Une équipe de veilleurs patrouillant dans les rues et chargée d’intercepter les somnambules se dirigeant vers le lac. Ça a fonctionné, le nombre des « accidents » a diminué. Quand un somnambule émergeait d’une rue, les veilleurs s’emparaient de lui, le réveillaient à coups de poing, puis le forçaient à ingurgiter un litre de café noir. La tradition a perduré. La nuit, à Late Encounter, il y a toujours quelqu’un qui patrouille aux abords du lac, pour intercepter d’éventuels marcheurs endormis.
— Même aujourd’hui ? me suis-je exclamée, incrédule.
— Oui. C’est le maire, Pitman, qui assure cet emploi. Comme il est insomniaque, ça ne le dérange nullement. Si vous faites attention, vous le verrez déambuler au long de la rive, sa thermos de café noir sous le bras, aux aguets. Il a l’oreille fine.
— Parce qu’il y a encore des somnambules à notre époque ?
— Bien sûr. C’est probablement ce qui est arrivé à Lenora Wake. Les rêves l’ont visitée, et elle a commencé à marcher dans son sommeil, comme les autres. Une nuit, elle est sortie de la maison pour descendre vers le débarcadère. Je pense que Pitman l’a vue, et qu’il aurait pu l’intercepter, mais comme il ne l’aimait pas, il a préféré regarder ailleurs et la laisser poursuivre son chemin. Quand elle est tombée à l’eau, il a tourné les talons pour éviter d’avoir à lui porter secours.
Je suis restée silencieuse, repassant ce film dans ma tête. J’avais, quant à moi, une autre explication : Pitman avait profité de cette légende pour noyer une étrangère trop curieuse, et qui avait découvert quelque chose de compromettant… Ce n’était pas totalement absurde.
— Vous remarquerez, a continué Trois-Griffes d’un ton sentencieux, que les gens du village consomment énormément de café, surtout le soir. L’arrivée de la nuit réveille leurs vieilles angoisses. Ils ont peur d’aller se coucher, de s’abandonner au sommeil. Ils n’ignorent pas le danger qu’il y a à perdre conscience… Plusieurs d’entre eux l’ont appris à leurs dépens au cours des années passées.
— À quoi faites-vous allusion ?
— Oh ! à des crimes bizarres qu’on a mis sur le compte de l’alcoolisme… Un père qui, en pleine nuit, étouffe ses deux fillettes sous un oreiller, et qui revient tranquillement reprendre sa place encore chaude dans le lit conjugal, par exemple… Une mère qui poignarde toute sa famille avec un couteau de cuisine, et qui s’endort ensuite au milieu des cadavres jusqu’à ce que les voisins la réveillent le lendemain matin et qu’elle leur déclare : « Je n’ai jamais si bien dormi de toute ma vie. »
— En disant cela, vous pensez à des cas précis ?
— Bien sûr, je pourrais citer des noms. Le shérif s’est empressé de classer ces affaires. On a parlé d’état dépressif, de crise de démence passagère. Mais ces horreurs ont partie liée avec le sommeil et la nuit. Elles se sont toujours produites au cours d’une transe somnambulique, sans que les assassins aient conscience de ce qu’ils font. Bien sûr, toutes les manifestations de cette « maladie » ne sont pas aussi spectaculaires. Il y a également ceux qui se contentent de couper leur chien en morceaux et de le ranger au congélateur, ou qui mettent le chat de la maison à cuire au micro-ondes. Généralement, ils en conçoivent de la honte et préfèrent ne pas en parler. Personne n’est à l’abri.
— Même vous ?
— Je vous l’ai déjà dit, moi, ce n’est pas pareil, je ne suis pas des leurs. Le somnambulisme n’affecte que les Blancs. Tout cela pour vous expliquer que les gens de Late Encounter savent qu’ils ont mal fait… et qu’ils doivent être punis. De là est née l’idée de la loterie.
Nous y venions enfin ! J’avais cru un instant que mon interlocuteur s’obstinerait à débiter ses histoires de croque-mitaine jusqu’à ce que je rende les armes et me décide à ficher le camp.
— La loterie…, ai-je soupiré. C’est la deuxième fois que vous m’en parlez, en quoi consiste-t-elle ?
— C’est une sorte de compromis basé sur le principe des victimes expiatoires. Un châtiment à crédit.
Je commençais à voir où il voulait en venir.
— Tout le truc repose sur un accord tacite, a insisté Trois-Griffes en baissant la voix. La population ne doit pas crier au scandale, le shérif doit fermer les yeux. C’est le prix à payer pour éviter une exécution massive, la destruction totale de Late Encounter… De même qu’un veilleur patrouille aux abords du lac pour empêcher les somnambules d’y plonger, un exécuteur hante la montagne et la forêt.
— Un exécuteur ?
— Oui ; personne ne connaît son identité. C’est comme un fantôme. Un bourreau qui vit dans les arbres. De temps à autre, il prend son arc et tire trois flèches vers le ciel en direction du village. On ne peut jamais prévoir où ces projectiles frapperont au terme de leur course descendante. Après avoir filé vers les nuages, elles amorcent leur courbe et s’abattent au hasard sur un lieu public… et tant pis pour celui ou celle qui croise leur trajectoire. C’est ça le principe de la loterie. Un mort ou un blessé pris au hasard pour racheter la faute collective. Personne ne doit se plaindre. Quand cela se produit on parle d’accident de chasse, d’imprudence, de maladresse… et le coupable n’est jamais retrouvé.
J’ai pris conscience que je respirais trop vite. Cela paraissait tellement insensé !
Trois-Griffes m’a fixée avec une méchanceté teintée de mépris, comme si j’étais la dernière des idiotes.
— Libre à vous de ne pas me croire, a-t-il ricané, mais je n’invente rien. C’est l’arrangement qu’ils ont conclu. Un pacte qui les sauve de l’anéantissement. Ils payent à crédit. Ils expient par petites mensualités. Cocasse, non ?
— Mais ce tireur, ai-je objecté, ce pourrait être vous…
— Parce que je suis de sang indien ? Vous croyez que ceux de ma race sortent du ventre de leur mère un tomahawk à la main ? Non, je ne me mêle pas de ça. Je ne suis pas assez pur… Par ailleurs, je n’ai jamais été capable de me servir d’un arc. Chaque fois que j’ai essayé, j’ai failli m’expédier une flèche dans le pied. Celui qui fait ça est un chaman, un puissant homme-médecine.
— Vous ne l’avez jamais rencontré ?
— Non, je m’en suis bien gardé, ce serait dangereux. J’ai vécu trop longtemps avec les Blancs, leur contact m’a souillé. Mon esprit est avili, incapable de renouer avec la pensée de mes ancêtres. La modernité m’a privé de mes pouvoirs, de mes instincts. J’ai fini par tout oublier. Je ne sais plus communiquer avec la nature ou les esprits. Je suis infirme.
— Mais vous vivez dans la forêt, vous auriez pu l’apercevoir !
— J’ai senti sa présence, à deux ou trois reprises mais je me suis bien gardé d’aller plus loin. C’était comme une ombre gorgée de puissance. Une ombre qui irradiait une lumière noire… Je sais que ça paraît absurde, dit de cette manière, mais je ne trouve aucune autre comparaison.
Il s’est tu. Nous nous fixions en silence pendant que les moustiques bourdonnaient. J’essayais d’effectuer un tri mental au milieu du flot d’informations déversé par Trois-Griffes. Je savais qu’il aurait été stupide de tout rejeter en bloc ; j’avais appris à me méfier des communautés religieuses qui fleurissent ici et là, dans les coins les plus inhospitaliers des USA. On y professe souvent une morale où se mêlent, à doses égales, superstition et fanatisme. Au Texas, j’avais assisté à un meeting « évangélique » où un prêcheur halluciné s’offrait à la morsure de serpents venimeux en vociférant des versets de l’Apocalypse de saint Jean. À la lueur de cet épisode, l’expiation à crédit évoquée par Trois-Griffes ne me semblait pas si absurde. La conscience de la faute avait pu amener les habitants de Late Encounter à développer un rituel de rédemption qui, espéraient-ils, leur apporterait la paix de l’âme.
L’ennui, c’est que j’imaginais fort bien Trois-Griffes dans le rôle de l’archer mystérieux, et cela en dépit de ses protestations d’innocence. Cachait-il un arc et un carquois quelque part dans le foutoir qui lui servait de repaire ?
— Parlez-moi de ce bourreau fantôme, ai-je insisté. Je veux en savoir davantage. Comment est-il recruté ? Pitman connaît-il son identité ?
Au moment où je posais ces questions, je me suis dit que j’étais folle de jouer ainsi avec le feu. N’étais-je pas en train de provoquer cet exécuteur des basses œuvres ? J’avais mis trop d’ironie dans mes paroles, cela pouvait prêter à confusion. J’ai eu l’illusion que quelqu’un, tapi au cœur de la végétation, me mettait en joue, encochant calmement une flèche dont la pointe visait ma nuque. Ce n’était guère réjouissant. J’ai lutté pour ne pas jeter un coup d’œil par-dessus mon épaule, cela aurait trop fait plaisir à Trois-Griffes. Il s’y entendait pour distiller l’angoisse, le bougre ! Il devait faire un malheur auprès des touristes femelles en mal de sensations fortes. Qui était-il exactement ? Un alcoolique reconverti dans le chamanisme à la petite semaine ? Un illuminé appartenant à l’un de ces groupuscules indiens prônant l’extermination des Blancs ? Il aurait été parfait dans les deux rôles, et je ne parvenais pas à arrêter un choix définitif.
— Qui choisit le bourreau ? ai-je insisté.
Il a haussé les épaules.
— Aucune idée, a-t-il grogné en étouffant un bâillement destiné à me faire comprendre que je lui cassais les pieds. On chuchote des choses, bien sûr, mais comment savoir ? Certains prétendent qu’il s’agirait d’un citoyen de Late Encounter, quelqu’un de très banal qui mènerait une double vie. Le boucher, l’horloger… que sais-je ? Pourquoi pas votre ami Tanner Holt ? D’autres disent que l’emploi aurait été dévolu à un vétéran des Rangers, un gars incapable de se réhabituer à la vie civile. Une espèce d’homme des bois qui vivrait « à l’ancienne », comme les trappeurs de jadis. D’autres encore, racontent que la charge se transmettrait de père en fils, au sein d’une famille d’anciens mineurs ruinés qui vivraient depuis des années à l’intérieur des galeries d’une concession sans valeur, ne mettant que rarement le nez dehors… Bref, on délire pas mal. Tout est possible. Seul Pitman connaît la vérité mais il ne parlera jamais.
— Ce ne serait pas lui, l’archer, par hasard ?
— Non, ça ne colle pas. J’ai étudié son emploi du temps. Une fois, même, il a failli se faire épingler par une flèche. Ce jour-là il a eu un sacré coup de chance.
— Ça aurait pu être arrangé pour lui fournir un alibi, non ?
— Non, on pourrait envisager ça s’il s’agissait d’un coup direct, d’une flèche lancée à tir tendu, en ligne droite, mais je vous rappelle qu’on est en présence d’un projectile tombant du haut des nuages. Impossible de prévoir sa trajectoire avec précision, c’est trop aléatoire. Le vent, tout ça… Personne n’est assez bon pour réussir un coup pareil, sauf au cinéma ou dans les romans. Vous pigez ?
— Je crois, oui. Donc Pitman jouerait honnêtement le jeu ?
— Ouais, m’dame. Il donne l’exemple. Il ne triche pas, comme certains qui se déplacent systématiquement en voiture, même pour de courts trajets. Si vous observez attentivement la population de Late Encounter, vous remarquerez que beaucoup de gens marchent le nez en l’air, en scrutant le ciel. Ils guettent… Cela amuse les gosses, du reste. Depuis des années ils en profitent pour effrayer les adultes en émettant un sifflement qui imite assez bien celui d’une flèche qui se rapproche de sa cible.
Il s’est levé pour faire quelques pas sur la véranda. Les planches ont gémi sous son poids. J’ai mesuré à quel point il était grand et massif. Dans un combat, c’était un adversaire avec lequel il fallait compter.
— Pour être tout à fait exact, a-t-il bougonné, je dois dire que cette coutume ne fait pas l’unanimité parmi les villageois. Il en est pour penser qu’il serait grand temps de mettre un terme à ces croyances d’un autre temps. Un petit groupe de contestataires s’est formé autour de Rupert Poore, le patron de la scierie. Ils se réunissent en secret pour décider de qui aura les couilles de zigouiller l’archer fantôme. Jim Braslow, l’ancien fiancé de la femme de Noah Jensen est l’un d’eux. Il a la rage, comme disent les jeunes d’aujourd’hui. Tous ces jeunes mâles gonflés de testostérone multiplient les pow wow[9], mais jusqu’à présent n’ont rien entrepris de décisif. Leur argument massue consiste à avancer que la pratique du châtiment à crédit constitue un frein au développement de la cité, et qu’elle deviendra tout à fait intolérable une fois le centre de remise en forme bâti. En effet, quel curiste accepterait de recevoir une flèche entre les omoplates au cours de son jogging ? Difficile de deviner comment cela finira, mais c’est ce qui rend la chose intéressante, ne trouvez-vous pas ?